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19 Nov

Unir le peuple pour gagner

Publié par secretaire de section

tribune libre

Unir le peuple pour gagner

Par Jacques Bidet, philosophe, membre du conseil scientifique d’ATTAC.

C’est en termes de « classe » que la tradition communiste a toujours pensé l’économique et le social : capitalistes contre salariés et autres. Elle abordait naturellement l’affrontement politique selon

un autre couple : droite contre gauche. L’État figurait l’instrument du capital, plus ou moins dominant, selon que la droite oula gauche (et laquelle) occupaitl es positions gouvernementales,au fil des luttes et des conjonctures. La domination de classe devait reculer au rythme des victoires politiques de la gauche.

Rien, pourtant, ne semble aujourd’hui moins sûr.Il y a bien deux classes : c’est là un clivage constitutif de la société moderne. Il y a aussi deux places sur la scène politique : la droite et la gauche. Mais ces deux couples ne sont pas superposables.Les marxistes le savent, bien sûr, mais ils n’ont jamais su décrypter ce décalage, ni donc l’affronter politiquement en termes clairs.Il y a deux classes. Mais la lutte politique est un « jeu à trois ».La raison en est que, dans la société moderne, la classe dominante comporte deux pôles. Celui dela « propriété » : il domine le marché et tend à se concentrer dans « la finance », il hégémonise à droite. Celui de la « compétence » de production, d’administration et de culture : il domine l’organisation, il rassemble « l’élite », qui hégémonise à gauche. Les deux modes rationnels dela coordination sociale, marché et organisation, monopolisés par en haut, se retournent en facteurs de classe. Ils se combinent dans la structure moderne de classe, formant cette domination à deux pôles, tout à la fois convergents et antagonistes, dont chacun possède ses mécanismes de reproduction. Quant à l’autre classe, elle n’est pas seulement dominée, exploitée : elle est « la classe fondamentale ».Elle est « le peuple », qui se divise en fractions diverses, selon qu’on l’exploite et la domine, mais aussi qu’il se socialise et se réalise,à travers des rapports différents de marché et d’organisation : travailleurs indépendants, salariés du privé, du public, chômeurs.

Le peuple, dans sa lutte historique, a compris que, pour vaincrela classe dominante, il devait la diviser, et pour cela faire alliance avec « l’élite » contre « la finance ». Le pouvoir savoir laisse à l’émancipation plus de chances que le pouvoir propriété, car il ne peut s’exercer sans se communiquer quelque peu. Mais, pour que le peuple soit en mesure d’occuper dans cette alliance la position hégémonique, une condition est requise : il faut qu’émergeune perspective et une dynamique d’unité entre les diverses fractions populaires qui le composent.Faute de quoi, les moins mal lotis en termes d’organisation professionnelle ou de compétence, sensibles au discours « de gauche », se laissent hégémoniser par l’élite. Et les autres se laissent convaincre par les sécurités qu’ils croient trouver du côté de la droite propriétaire. Comme on le voit au soir des élections.

Cette trame politique profonde de la société moderne ne se traduit pas immédiatement dans les partis existants, produits composites d’événements et de traditions culturelles. Les partis sociaux-démocrates ont pu ainsi rassembler à la fois « de l’élite », en position d’hégémonie, et « du peuple ».Les partis communistes également - et aussi les formations trotskistes, élites militantes par excellence -, mais sous la forme hégémonique inverse. Du moins l’ont-ils tenté. Mais jamais dans la clarté. L’ambiguïté de la tradition communiste tient à ce que le marxisme dont elle s’inspire formule précisément ce discours indécis qui est celui de l’alliance entre l’élite et la classe fondamentale. Soit un communisme aux couleursdu socialisme, au sens où son modèle est celui de « l’organisation concertée entre tous » versus « le marché ». Juste, mais insuffisant. Car l’élite tend à faire passer son organisation supposée méritocratique - qui la reproduit comme pôle dirigeant - pour la concertation et l’égalité entre tous. Et elle reste par nature disponible pour le service de la finance.Dans l’écrasement de l’État social national, l’élite a effectivement rompu son compromis à gauche et s’est laissé hégémoniser par la finance. Le peuple n’a cependant pas d’autre choix que de travailler à reconstruire l’alliance : c’est là la voie anticapitaliste. Mais il n’y sera hégémonique que dans un rapport de forces fondé sur l’unité entre toutes les fractions qui le dispersent. La définition d’un programme politique commun en est la condition formelle. Pour ce qui est de la France, les « 125 propositions antilibérales » en restent la dernière, et modeste, formulation de référence. Mais la condition pratique en estla fédération des forces politiques, grandes ou petites, héritières de la diversité populaire. Il en est deux, aujourd’hui, incomparables entre elles, qui sont à un tournant de leur histoire : le PCF et la LCR. Eux seuls peuvent donner le signal d’une large dynamique d’unitéau sein du peuple. Faute de quoi,le premier continuera à rejeter indéfiniment de son identitéles forces vives qu’il avait rassemblées. La seconde, à vouloir se substituer à lui comme le lieu du rassemblement, n’obtiendra qu’un succès médiatique.Et l’alternative attendra longtemps.Il est temps de penser la politique en termes de classe.

Dernier livre paru : Altermarxisme, un autre marxisme pour un autre monde, en collaboration avec Gérard Duménil, PUF, 2007.

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